Invention ou innovation ?
Norbert Alter dans “L’innovation ordinaire” définit l’innovation en rapport avec l’invention. Selon lui, une invention est une réponse à une question hors contexte économique ou social. L’innovation est quant à elle :
Le processus par lequel le corps social s’empare de l’invention. Le nouveau s’oppose à l’ancien pour devenir la nouvelle norme.
C’est donc la capacité collective à donner sens et usage aux inventions qui fait la qualité d’une innovation.
L’innovation tire parti des incertitudes, elle se loge dans les espaces mal définis, méconnus ou tumultueux de l’entreprise : elle ne se programme pas et ne se décrète pas. L’organisation a au contraire pour but de réduire l’incertitude (…), de planifier, de programmer et de standardiser.
Ainsi tant qu’une invention n’est pas entrée dans l’usage, il ne s’agit pas d’une innovation, malgré tout ce que l’on veut bien nous faire croire. Plus important encore, l’innovation se situe à la marge, loin des activités standardisées, loin des équipes de clones préformatés, mais au contraire grâce à des gens un peu différents, à la marge, pas tout à fait dans le moule. Ce sont eux qui font bouger les lignes en mettant en cause le statu quo.
Rhétorique de la promesse
Car oui, on veut nous faire croire que l’innovation est inéluctable. Aller dans le sens du progrès ou retourner s’éclairer à la bougie. C’est ce qu’on appelle en sociologie, la rhétorique de la promesse. Dans le dossier « La technique : promesse, mirage et fatalité » de la revue Socio, Daniel Compagnon et Arnaud Saint-Martin nous livrent une analyse du discours médiatique autour de la technique :
Ces promesses instillent quotidiennement l’évidence de l’avènement de futurs technicisés, présentés à la fois comme inévitables et désirables. Elles dénotent également la force d’un conditionnement culturel qui induit la croyance au miracle technologique toujours recommencé, au préjudice bien souvent de tout esprit critique.
Tout un vocabulaire s’est construit autour de l’innovation qu’il est aujourd’hui difficile de ne pas employer si nous voulons continuer d’être « Bankable ». Pour obtenir des financements publics ou privés, il faut être « innovant », « agile », « disruptif », il faut se définir comme une « start-up » même si on n’est finalement qu’une TPE relativement classique. Il faut promettre plus que ce qu’on pourra réellement fournir, il faut survendre l’innovation alors que personne ne sait vraiment en quoi consiste l’innovation.
Plus grave me semble-t-il est le solutionnisme technologique à la crise environnementale. Il vaut dépenser toujours plus de ressources, de temps et d’argent et nous arriverons à inventer la machine magique qui résoudra tous nos problèmes. Peu importe finalement le coût social ou environnemental dû à l’effet rebond.
Ainsi, chacun croit volontiers que la technique fournira les réponses nécessaires aux problèmes complexes de notre temps, qu’il s’agisse de la pollution, du réchauffement climatique, de la faim dans le monde ou des questions que soulèvent les mégapoles. Cette foi naïve dans le progrès, réinventée à chaque génération, qui sous-tend le discours profane vantant ad nauseam les vertus du numérique, de l’intelligence artificielle ou des univers connectés, fait l’impasse sur les coûts multiples, d’abord financiers puis sociaux, enfin écologiques, tant il est vrai que les « technologies propres » n’existent pas – certaines ayant seulement un impact moindre que d’autres.
Pour exemple, on nous vend comme innovation l’arrivée des trottinettes électriques. Mobilité verte, alternative à la voiture, nouveau mode de déplacement alors que la réalité est tout autre : auto-entrepreneurs payés quelques euros et mis en concurrence pour géolocaliser et recharger (parfois avec des générateurs à essence) lesdites trottinettes.
Comment questionner l’innovation aujourd’hui ?
J’ai été marquée par l’intervention d’une chercheuse en informatique dans l’émission 28 minutes d’ARTE. Nataliya Kosmyna y présente un casque qui permet de déplacer des objets par la pensée. Le discours associé, que personne ne peut contredire tant il est altruiste, est qu’il permettra aux personnes handicapées de se déplacer et améliorer leur autonomie. Merveilleux ! Sauf qu’entre la 10e et la 13e minute, lorsque Mme Kosmyna est interrogée sur les applications de son invention, elle dit en substance :
Nous essayons de voir avec les entreprises pour augmenter les gens qui travaillent dans les entreprises et les rendre plus efficients
Euh, wait ! Ce n’est plus du tout altruiste là ! On est clairement dans la recherche d’augmentation de la productivité des travailleurs et dans l’idée transhumaniste que les humains DOIVENT être augmentés pour devenir plus intelligents. (Clairement, les handicapés, on s’en fout en fait).
Les journalistes sur le plateau ne semblent pas vouloir questionner ce point.
Alors comment nous, citoyens, pouvons-nous questionner les innovations d’aujourd’hui ? Quelle est la place du débat critique dans la société ? Avons-nous besoin de la 5G ? Qui a des intérêts à développer la voiture autonome (indice : pas nous) ? Pourquoi laissons-nous entrer des mouchards sous forme d’assistants vocaux dans nos maisons, uniquement pour nous donner la météo (et écouter tout ce qu’on y dit) ?
Sur une publication LinkedIn, j’ai vu passer cet été une vidéo sur les supermarchés entièrement automatisés au Japon. Plus aucun humain, à part le client, mais du plastique à foison, des puces RFID sur tous les produits et des robots qui mettent vos produits dans des sacs plastiques. Est-ce ce futur que nous voulons ? Ne sommes-nous pas en capacité d’imaginer une société plus désirable et soutenable ?